Assise sur l’une des vieilles chaises de la petite salle à manger, Eleonor ne quittait pas sa feuille du regard. Elle avait pratiquement terminé son compte-rendu. Un compte-rendu demandé par son professeur principal au sujet d’un livre qu’elle avait dû lire. Ce livre, elle n’avait mis que deux semaines à le lire entièrement. Elle devait rendre son devoir demain et elle en était à rédiger la dernière phrase au propre. Tout ceci à la main. Un ordinateur ? Elle n’en possède pas. Lorsqu’un travail nécessitait l’utilisation d’un ordinateur, elle se rendait à la salle informatique de l’université. Bon nombre d’étudiants avaient été choqués en apprenant qu’Eleonor ne possédait pas d’ordinateur. Certains en étaient même venus à lui demander si elle possédait un portable. La demoiselle les avait tout simplement ignorés. Elle se fichait pas mal de leurs avis. Elle n’avait pas à leur plaire, loin de là. « Eleonor, n’oublie pas qu’il est bientôt l’heure d’aller au travail … » Elle releva la tête. Sa mère se tenait debout, de l’autre côté de la table, un chiffon en main. « Ne t’inquiète pas maman, il me reste juste une dernière phrase à écrire. » lui répondit-elle avec le sourire. Sa mère allait encore faire le ménage. Une énième fois dans cette maison qui tombait peu à peu en ruine. Et ce, malgré le salaire du père Hawkes et le petit boulot d’Eleonor. La situation de la famille étant assez précaire, Noah, le  frère d’Eleonor, avait même refusé de suivre des études à l’université. Dans l’unique but de ne pas faire payer plus ses parents avec des énièmes frais scolaires. Il s’était donc trouvé un petit job dans un garage. Le garagiste lui apprenait les ficelles du métier. Le point final inscrit sur la feuille, Eleono plaça ses feuilles dans une petite farde en carton et quitta la salle à manger tout en prenant au passage son sac qu’elle plaça en bandoulière. Ouvrant la porte d’entrée, elle lança un « J’y vais, à tout à l’heure ! » au reste de la fratrie Hawkes et quitta la maison. Ce soir, elle travaillait jusqu’que 23h30. Autant dire qu’elle allait pratiquement faire la fermeture. Elle ne verrait donc pas sa famille à son retour, ses derniers seront en train de dormir. Dire que le lendemain, son premier cours de la journée était à 8h30 … Elle allait encore être fatiguée, encore une fois. Pour ne pas changer. Mais il le fallait. Il fallait qu’elle tienne le coup. Fatiguée ou pas. Le bowling se trouvant dans le même quartier où elle résidait, elle s’y rendait à pied. Ses parents n’étaient jamais rassurés. La peur qu’il arrive quelque chose à leur fille, qu’elle fasse une mauvaise rencontre était constante. Eleonor les rassurait du mieux qu’elle pouvait à chaque fois. De temps en temps, elle s’arrangeait avec une collègue pour que celle-ci la dépose chez elle en voiture. Mais cela n’était pas possible tout le temps. A son arrivée au bowling, la soirée semblait déjà bien partie. Des jeunes étaient déjà sur la piste en train de jouer. D’autres étaient attablés sur les tables surplombant la piste. Elle se rendit directement au bar où elle fit la bise à la collègue qui, elle, finissait son service. « Rien à signaler de spécial ? » lui demanda la blondinette. La collègue en question hocha négativement la tête. « Non. À part qu’un petit groupe va bientôt arriver. Ils ont réservé deux pistes pour toute la soirée.  ». Pour toute la soirée… Ça promettait. Il ne s’agissait sûrement pas de jeunes issus de Spinney Hills. Une soirée au bowling coutait quand même assez cher si on venait à réserver une piste. Eleonor attacha ses cheveux en une queue de cheval et commença à nettoyer les verres qui restaient dans l’évier du bar. Son autre collègue finit par arriver, suivie de près par le fameux petit groupe. Eleonor n’aurait pas pu les rater. Légèrement bruyants, rigolant de bon cœur. Elle crut en reconnaitre certains pour les avoir aperçus à l’université. Elle continuait à scruter le groupe du coin de l’œil jusqu’à ce qu’elle reconnaisse Shayne. Pas lui., pensa-t-elle sur le coup. Malheureusement, c’était bel et bien lui. Le petit groupe s’installa à une table au bord de la piste. En tant que serveuse, elle se devait d’aller prendre leurs commandes. Mais là … Elle se tourna vers sa collègue Sacha. « Rends-moi service, va prendre les commandes du groupe qui vient d’arriver. » Sacha refusa, prétextant qu’ils n’étaient pas attablés dans son secteur. Secteur, tu parles. Répartir la salle en deux secteurs – un pour Eleonor et l’autre pour Sacha- était une belle connerie. Du moins, pour ce soir. Se retenant de lance un juron à Sacha, elle prit son courage à demain et se dirigea vers le groupe, vers Shayne, petit carnet en main. Arrivée près du groupe, ces derniers ne semblaient même pas avoir remarqué sa présence. « Bonsoir. » leur dit-elle. Du mois, ce bonsoir était surtout dirigé à Shayne. Tous les regards se posèrent sur elle. Mal à l’aise, elle évita soigneusement de regarder qui que ce soit or mis Shayne. Autant ses amis lui adressèrent un bonsoir poli, autant lui l’ignora royalement. Pas un regard, pas un mot. Sympathique. Lorsqu’Eleonor prit les commandes, il s’adressa à elle sans même un regard. Piquée, la jeune femme retourna au bar. Les boissons, elle les prépara machinalement tout en ronchonnant au plus profond d’elle-même. L’ignorance dont Shayne faisait preuve à son égard l’énervait au plus haut point. Il fallait croire qu’elle n’était pas assez bien non plus pour ses amis. Pauvre type. Deux mots qu’elle regretta aussitôt bien qu’il le méritait entièrement.  Les boissons furent déposées délicatement devant chaque personne. Arrivée à Shayne, elle déposa sans ménagement son verre face à lui.  Le liquide dans le verre bougea, monta et quelques gouttes tombèrent sur la table. Eleonor retourna au bar d’un pas rapide et entreprit de laver tout ce qu’il lui passait sous la main. Histoire de se calmer, histoire de ne pas avoir l’envie de lever la tête vers la table de Shayne.